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Lien et distance dans la pratique professionnelle

 

 « Unir sans confondre et distinguer sans rompre » :

Comment rester professionnellement proche d’un interlocuteur sans se fondre dans l’émotion de ce dernier ?

Comment en tant que professionnel ne pas envahir l’interlocuteur avec ses propres sentiments ?

Comment intervenir avec « la juste distance relationnelle » dans des situations d’accompagnement délicates, à risque « d’échec » prévisible ? 

 Comment différencier le mandat d’accompagnement professionnel du désir d’aider et/ou d’apporter des réponses à tout prix ?

Comment dans des situations « limites » respecter le lien de confiance avec l’interlocuteur d’une part et l’éthique professionnelle d’autre part,» ? 

Comment l’envie de voler au secours de l’autre en détresse peut créer un lien coupant les ailes d’une possible autonomie ?

Ces questions interpellent nos manières d’être en lien dans nos relations professionnelles. 

Lors d’une journée de formation, une professionnelle TMS (travailleur médico-social) relate :

 « J’accompagne un parent d’une petite fille de 4 ans. Ce parent « au lourd passé » semble « tout faire » pour sa petite fille, jusqu’à dénoncer à la police son partenaire qui  frappait la petite .Un jour de visite à domicile, la fillette défigurée par des bleus au visage, m’accueille et me dit « t’as vu ?  C’est maman qui m’a fait ça ! ».  La mère avoue l’avoir frappée, et  avoir gardé la petite à la maison toute la semaine pour qu’on ne voie pas son visage ».  

La professionnelle ressent ceci : elle se sent choquée et trahie par la mère en qui elle plaçait sa confiance, déçue par rapport à ses attentes, impuissante au vu de la situation et coupable, se demandant ce qu’elle aurait raté dans le lien. Elle explique avec émotions combien elle était persuadée des capacités parentales de cette personne. Comment cette confiance « aveugle » s’est-elle  installée chez la professionnelle?

Ce récit témoigne de la prégnance des émotions submergeant la professionnelle et de la difficulté à rester en lien c.-à-d. d’être à la fois en lien avec la conscience de soi, de ses émotions, de ses présupposés, et en même temps de garder le recul nécessaire pour ajuster la distance relationnelle.

Nous partagerons ici quelques pistes de réflexions et des alternatives que nous travaillons avec la professionnelle pour l’aider à tendre vers une «plus juste distance ».

Pistes pour rester en lien et prende du recul :

Accueillir les émotions :

La professionnelle fort affectée par la situation, accepte difficilement ses ressentis. Afin de faciliter l’accueil de ses émotions par la personne elle-même, l’empathie authentique nous guidera pour accueillir d’abord sans jugement, ses sentiments, et les reformuler avec bienveillance.

Percevoir sensoriellement les manifestations physiques des émotions : 

Ce qui est ressenti passe toujours par le corps. En prendre pleinement conscience aidera à prendre ensuite du recul. Par exemple, j’ai un nœud dans l’estomac, une boule dans la gorge, une tension dans les épaules,…)

 Nommer les émotions, ainsi que les pensées :

Une étape suivante dans la prise de recul est la verbalisation. Cela permet de différencier spécifiquement ce qui affecte le registre émotionnel et ce qui trouble le champ de la pensée. Dans ce cas : déception, trahison, impuissance et culpabilité d’une part. D’autre part, par exemple : « Cette femme fait tout pour sa petite fille et a de bonnes capacités parentales ».

Mettre à jour les besoins sous-jacents chez chacun des acteurs de la situation: 

Besoins de la professionnelle :

Afin de sortir du mélange « impuissance, déception, culpabilité » s’enracinant dans le fantasme illusoire du contrôle du comportement de la maman, nous aiderons la professionnelle comme nous le verrons plus loin à retrouver sa pleine capacité de discernement en identifiant ses présupposés, croyances et méconnaissances, puis en redéfinissant des objectifs réalistes par rapport auxquels elle a un pouvoir d’action et d’impact légitime, dans le cadre de son mandat.

Afin d’augmenter les chances de prévenir la répétition de ce genre de situation, ce qui fait partie de sa mission, la professionnelle aura notamment besoin d’évaluer les capacités de la mère à ajuster ses attitudes aux besoins de l’enfant, dans une situation analogue à celle qui a conduit au débordement violent.

Besoins de la mère :

Se sentir comprise et non jugée par la professionnelle.

Reconnaître la gravité de la situation et les options possibles autres que celle de garder l’enfant en cachette à la maison, cela afin de sortir d’une position de honte qui fige les perspectives de résolution de la situation. 

Identifier les facteurs déclenchants et/ou étiologiques qui ont généré l’agir impulsif ou le passage à l’acte violent

Examiner ce qu’il convient de faire à court, moyen et long terme pour prévenir et gérer de manière appropriée des situations analogues émotionnellement chargées et liées à un risque de débordement dommageable.

Besoins de l’enfant :

En fonction de son âge, identifier les besoins spécifiques de l’enfant et en particulier les besoins concernés qui seraient en lien avec l’incident critique. 

Prendre conscience des présupposés et croyances :

Un présupposé ou une croyance est une affirmation personnelle que nous tenons pour vraie. Consciente ou inconsciente, elle porte sur la perception que nous avons de nous-mêmes, des autres, du monde. Nous avons tendance à tenir nos croyances pour universellement vraies, justes et à attendre des autres qu'ils les partagent. …

La croyance à l’œuvre chez notre professionnelle est : « J’étais tellement convaincue que le lien que j’avais établi avec cette mère allait lui permettre d’adopter en toutes circonstances les attitudes parentales adéquates et que j’avais le pouvoir de l’empêcher  de commettre des erreurs ». Le présupposé à la base de ses sentiments de déception et d’impuissance est qu’elle croit que le changement de l’autre est sous sa responsabilité et sous son contrôle. La réalité a infirmé cette croyance personnelle. De plus, la généralisation abusive et idéalisante de la professionnelle est : « une mère ne peut qu’aimer son enfant et est incapable de lui nuire, la violence est exercée seulement par les pères,… ».

La prise de conscience de ses croyances et présupposés a permis à la professionnelle de reconfigurer la représentation qu’elle se faisait de la situation de manière plus objective et ainsi de récupérer le discernement nécessaire à un ajustement d’attitude et d’intervention.

Enfin, il s’agit aussi ici de reconnaître combien son moi idéal professionnel a été mis à mal par cette situation, combien elle est tombée de haut par rapport à ses espoirs. Le sentiment d’impuissance vient de ses attentes irréalistes par rapport aux ressources de cette maman. Il s’agira dès lors de redéfinir un objectif d’évolution réaliste.

Etre en lien avec un interlocuteur demande d’être au clair avec ses présupposés et demande une posture de bienveillance et d’accueil d’autrui, porteur de différence.

Identifier les méconnaissances et les lacunes d’information :

Méconnaissances :

« Parfois on a le truc sous les yeux et on ne le voit pas ».

Il y a ici une méconnaissance du parcours chaotique de la mère ou à tout le moins de l’impact de ce parcours sur une fragilité ou une vulnérabilité psychique hypothéquant les compétences parentales. Connaissant le parcours chaotique de la maman, il y a lieu de ne pas minimiser les risques de débordement comportemental dans des situations émotionnellement chargées.

Il pourrait aussi y avoir une méconnaissance à propos de non-assistance à personne en danger (ici la fillette), si la professionnelle cautionnait l’aspect caché des choses.

Lacunes d’informations :

L’absence de recul dans un tel contexte est favorisée par l’ignorance de certains mécanismes psychiques propres au professionnel et de syndrômes propres à certains parents. Nous en citerons certains ici à titre d’information sans les approfondir : les risques de fascination, de paralysie, de sauvetage, d’idéalisation, le  syndrôme de Münchhausen par procuration ou le syndrôme de Médée.

De plus, une connaissance incomplète ou une évaluation partielle des critères suivants peuvent aggraver « l’aveuglement » du professionnel : (cf. : « vers la pratique de l’évaluation des situations de danger, phase II de la recherche « le danger : repères pour la pratique » ; recherche réalisée par Nicole Duhamel, Véronique Sichem et Charles Van Haverbeke, formateurs au CFIP ; avril 2009 »).

Le parent identifie-t-il avec pertinence les besoins de l’enfant ? Le parent croit-il en sa capacité d’opérer un changement ? Le parent essaie-t-il ?  Le parent maîtrise-t-il ? 

Enfin, une observation fine des modalités d’interactions comportementales, émotionnelles et fantasmatiques sera également de mise afin de prendre en compte la complexité du réel.

Mettre en lien avec d’éventuelles résonances affectives personnelles : 

Quel écho personnel la situation réveille chez la professionnelle, quel embrayeur émotionnel est activé dans ce contexte et quel besoin cela appelle-t-il ?

Cela permettra de prendre le recul nécessaire pour désamalgamer la situation de souvenirs personnels similaires ou analogues et ainsi optimaliser la régulation de la distance.

Mettre en œuvre : 

Quelle est mon action possible et appropriée au contexte pour retrouver un état interne satisfaisant ?

En travaillant avec elle la conscience et l’acceptation que personne n’a le pouvoir sur autrui, ainsi que l’acceptation des limites de l’autre, on l’aide à réduire la pression interne qu’elle se mettait et à renoncer à l’illusion piégeante de toute puissance. En lui indiquant qu’elle a travaillé du mieux qu’elle a pu en tenant compte des ressources et des limites de chacun, elle peut progressivement se déculpabiliser, reprendre confiance en elle et poursuivre son accompagnement de manière plus sereine. Enfin, elle pourra ainsi tenir compte de la fragilité psychique de cette mère et des conséquences quant aux capacités d’ajustement de celle-ci, quant à la question de savoir si la mère croit en sa capacité d’opérer un changement, si elle essaie et si elle maîtrise ces nouvelles attitudes (capacité d'apprentissage).

La professionnelle, compte-tenu de son mandat et de sa mission, ne peut pas faire l’économie d’un minimum de communication : « quand je vois votre enfant ….je suis inquiète et je me demande si… » . Elle est enfin tenue d’effectuer un signalement. Tout en maintenant l’alliance avec la mère.  Nous sommes ici au cœur de la question épineuse de la juste distance pour cette professionnelle tiraillée par une double loyauté. C’est notamment ici que la pose du cadre « s’impose » :

Poser le cadre : 

La professionnelle pourrait se « contenter » de sermonner la mère et  être tentée de ne pas effectuer de signalement, cela dans l’espoir de  « sauver » cette mère. Ce sauvetage guidé par une bonne intention : « il ne faut surtout pas qu’on lui retire son enfant, ce serait trop tragique pour elle » aurait comme conséquence piégeante de déresponsabiliser la mère en la prenant « sous son aile ». L’utilisation du cadre professionnel permet d’éviter cela.  Le cadre permet de se reconnecter avec  sa mission, ses objectifs de travail et sa déontologie. Il permet, de plus, d’éviter de tomber dans la fusion et de ne pas céder à la peur « de perdre la bonne relation avec la mère » ou à la pitié anticipative. Il s’agira ensuite de trouver la manière appropriée d’annoncer à la mère qu’elle va effectuer un signalement tout en restant soutenante et non jugeante par rapport à celle-ci.  Triangulation avec le cadre et empathie authentique sont les 2 repères qui fondent ce processus.

Activer le lien avec d’autres professionnels :

Le lien avec d’autres professionnels est de première importance grâce à l’apport d’éclairages complémentaires.  Travailler en réseaux avec d’autres professionnels et s’accorder sur les objectifs, pourront être une aide nécessaire et très puissante dans certains cas.

Aider ou sauver ? 

Une mère sans papier, un vendredi soir froid et venteux,  frappe à la porte d’un service ambulatoire et demande du lait pour son bébé, elle n’a pas d’argent et rien à lui donner à manger.  La professionnelle connaît la consigne qui interdit ce genre de don et sait par ailleurs qu’il y a une boîte de lait ouverte dans le frigo.

Quelle est la juste attitude à adopter ?

Donner la boîte de lait sans commentaires, pour soulager la plainte, pourrait être une option spontanée parmi d’autres. S’agit-il d’un réflexe de compassion à court terme, d’une attitude de pitié sociale, de générosité sans réflexion à long terme, … autant d’interprétations possibles plus ou moins pertinentes. Quelle pourrait être une autre alternative ?

Le sauveur vole la responsabilité à l’autre

Si plutôt que de donner un poisson à la personne, le professionnel voulait lui apprendre à pêcher, un de ses outils quand il est face à ce type de demande, est par exemple, de se référer aux 4 questions de la « trousse de secours du sauveur », afin d’offrir une attitude responsabilisante. 

Cet outil fait appel au  concept de « rôles psychologiques » joués dans les relations humaines, tels que l’analyse transactionnelle les définissent. Ces « rôles psychologiques » tournent au sein d’un triangle dont les 3 angles sont les rôles de sauveur, persécuteur et victime.

Lors de ces jeux, les protagonistes jouent inconsciemment des rôles psychologiques : persécuteur, sauveur et victime (S. Karpman). Ces rôles ou positions tournent entre les « acteurs » et fonctionnent entre eux de manière complémentaire. La position de sauveur par exemple a besoin d’une « victime » dans l’environnement immédiat, afin de combler un besoin de celle-ci, de se substituer à la victime en prenant les choses en main, faisant les choses à sa place. Nous voyons dans ce cas de figure combien le sauveur vole la responsabilité de l’autre de trouver par lui-même une solution à sa difficulté. Conscient de ce mécanisme, le professionnel peut éviter de « sauver ». Pour cela, il pourra faire appel à ladite trousse de secours du sauveur (outil développé par Agnès Le Guernic ?…) qui propose de (se) poser les 4 questions suivantes avant de foncer dans le « sauvetage » : Y-a-t-il une demande, et si oui laquelle ? Suis-je compétent pour cela ? Est-ce dans mon mandat, dans ma mission, de ma responsabilité ? En ai-je envie ?

Nous pourrions spécifier la question sur la responsabilité : en tant que professionnel ai-je une responsabilité à assumer quant au soutien à l’autonomie, quant à la responsabilisation d’autrui (plutôt qu’une posture  qui cautionnerait une logique d’assistanat) ?

Si les réponses sont positives, il s’agira non d’un sauvetage, mais d’une démarche consciente d’aide appropriée au contexte et à la personne, et qui laisse à l’autre la responsabilité de formuler une demande, et de cheminer dans la recherche et la mise en place d’une solution à sa difficulté, tout en étant accompagnée, mais d’une manière qui respecte son autonomie (interdépendance) et sa part de responsabilité.

Dès lors, dans l’exemple qui nous occupe, une autre alternative que celle de donner la boîte de lait d’emblée, pourrait consister à recevoir la personne et à déployer avec elle, en l’écoutant de manière authentique et empathique, les démarches qu’elle a déjà faites sans succès et les options possibles à activer dans cette situation. Ce processus d’activation des ressources et de responsabilisation relève d’un positionnement où le professionnel témoigne de son engagement/implication humaine et professionnelle, et en même temps évite de cautionner une logique d’assistanat sous la houlette d’un sauveur tout-puissant.

La question cruciale à cet endroit consiste donc à soutenir une personne sans « faire à sa place », en lui laissant sa responsabilité.  Pour ce faire, le professionnel doit se garder de tout conseil, et prendre le temps de déployer les options possibles sans se crisper sur la recherche d’une « solution toute faite» (même si elles lui apparaissent clairement).

Conclusions

La « juste distance professionnelle » s’enracine dans un travail de conscientisation permanent, sorte de vigilance permanente intrapsychique mais aussi interpersonnelle, vu qu’il s’agit aussi de la conscience des frontières du territoire psychologique et physique de chacun. C’est ensuite la combinaison d’une authentique empathie et d’une triangulation avec le cadre (celui de la loi, de la mission et de la déontologie) qui permettra de réaliser des interventions  témoignant de cette « juste distance ». Celle-ci ne sera jamais établie une bonne fois pour toutes, vu qu’elle est sujette à régulation permanente étant donné la nature des interactions. 

C’est encore faire preuve d’une capacité de gérer ses émotions, c.-à-d. (re)connaître ses valeurs sous-jacentes, et/ou ses présupposés provoquant des jugements ou des attentes irréalistes. Cette (re)connaissance contribuera à ne pas sentir impuissant face à ce qui relève de l’impossible, à éviter de « sur-réagir sous le coup de l’émotion (risque éventuel de cassure du lien), et de garder le lien dans la durée, avec patience, bienveillance et détermination. Enfin, ne pas rester seul, mais faire appel aux ressources d’autres professionnels et au travail en réseau permettra de resituer le lien dans un contexte où la complexité des enjeux du réel sera rencontrée par la complémentarité des apports respectifs. 

D’autre part, lorsque la tentation de sauver guète le professionnel, apprendre à ne pas entrer ou à sortir du triangle dramatique, permettra de se relier à la réflexion, la responsabilité et l’autonomie de chacun, cela sur une base de confiance nécessaire. Sortir de ce triangle permettra aussi de réajuster la distance et de rééquilibrer le curseur sur le continuum lien/distance. Il s’agit d’un travail sans fin en termes de clôture, mais pas sans fin en termes de finalité.

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